Les ciseaux découpaient dans le papier des murs, une guirlande de visages,
tantôt larges et courts, tantôt hauts et étroits.
L'après midi s'évadait de la lumière et je ne distinguais plus que des
ombres que de la fenêtre ouverte, le vent faisait trembloter. Sur la grande
table, une femme était vautrée et son corps tressautait lorsque sa gorge
parvenait à émettre de brefs sanglots. L'homme taillait toujours dans le
papier bayant. Il était maintenant parvenu au dernier pan de mur proche de
la porte et on le sentait engourdi de fatigue tellement le claquement des
ciseaux étaient pénibles et devenus très lents.
Il soufflait avec force et ses lèvres vibraient à chaque expiration.
Lorsqu'il eut découpé le reste du papier flottant et qu'il eut achevé la
sarabande sur une tête ronde, il alluma un lourd fanal qu'il décrocha de sa
ceinture. Puis il se dirigea vers une trappe que l'on devinait derrière le
socle d'une statue figurant un flambeau porté par une victoire.
Il revint vers la première silhouette et avec une ardeur extraordinaire lui
donna yeux, bouche et teint. Il se servait fréquemment d'une grosse craie
noire pour ne pas à avoir trop insister sur chaque visage.
Quelques traits vifs et précis et c'était un vieil homme, une femme pensive,
un enfant souriant et leurs intermédiaires.
Bientôt il ne lui resta plus qu'à rosir ou assombrir le défilé. Il balançait
maintenant son fanal devant ses personnages et l'on avait la terrifiante
impression que ceux-ci se déplaçaient en vie.
En se tournant vers la femme qui n'avait pas quitté sa position d'éplorée,
l'on pressentait que bientôt elle aurait à subir l'envoûtement de ses
comparses du diable.
L'homme s'était allongé à même le plancher,derrière la statue et ne semblait
ne plus s'intéresser à son travail.
Il ne manifestait plus qu'un ronflement aigu et son corps roulait quelques
fois comme pour trouver une position plus propice au sommeil.
Lorsque la femme se releva, toute secouée encore, elle alla vers l'homme et
l'éveilla en lui marchant sur les mains.Sans un cri, il se leva et se
dirigea vers la trappe où il en tira une longue brosse ronde encore gonflée
de peinture noire puis il la promena sur les masques qui tout aussitôt
disparurent.
Lorsque le trait atteignit l'enfant à la tête ronde, il se retourna
brutalement vers la femme apaisée qui souriait et la dévisagea avec colère
et sans mot dire, se recoucha derrière la statue.
La femme, elle, regagna la table, ses sanglots irrépressibles dans le
silence nocturne.
Orly, le 18 Avril1963 - François Forest