Cet homme a tenu dans ma vie une place considérable.
Probablement l'une des plus importante tant il est rentré en moi d'une manière fracassante puis s'est installé puissamment pour ne plus jamais en sortir. Et cela sur un temps correspondant presque à ma vie entière. Pensez donc, je n'avais que 12 ans lorsque j'ai entendu pour la toute première fois des quarante-cinq tours avec des morceaux de jazz qu'il interprétait d'une façon magistrale, qui immédiatement me plut au plus au point. Je n'avais même pas à me familiariser à sa musique qui me parla instantanément. Comme une tornade rythmée, endiablée particulièrement connue déjà. A cet âge, je n'avais encore aucune culture musicale ayant trait au jazz, cette forme de musique, si ce n'est les disques soixante-dix huit tours de musique classique dont je me souviens parfaitement encore, que mes parents écoutaient alors que j'avais à peine 5 ans. Au moment où je m'initiais au jazz, j'étais en internat pour 7 longues années et ce dérivatif musical peu banal se pratiquait les jours de relâche scolaire si l'on peut dire... Je me rappelle très bien que l'électrophone utilisé se trouvait dans une grande salle d'étude où nous n'étions qu'une poignée d'élèves qui nous intéressions fortement à cette musique venue d'outre-atlantique. Il y avait aussi des enregistrements de jazz européen naissant et surtout français. Autant que je puisse me souvenir, ils étaient d'excellente qualité et d'un éclectisme très judicieux. Ils étaient largement étalés sur le grand bureau du pion et les pochettes colorées et variées avaient un pouvoir de fascination sur moi, tout à fait extraordinaire. Curieusement j'ai encore en mémoire la nature du mobilier qui était constitué par des tables et des bancs en bois vernis avec une armature de tubes de couleur verte et la pièce était très grande et avait un plafond bien haut. Pourquoi ce souvenir de quelque chose de très banal en fait ? Peut-être parce que ce lieu m'était très cher comme un refuge momentané, en opposition avec un dehors plus ou moins exécré. Les disques étaient apportés par les grands qui étaient en fin d'études, alors que pour moi, la fin de cette bien mauvaise route de pension me semblait interminable. Je ne l'ai jamais su vraiment, mais je pense que ceux qui apportaient les enregistrements avaient la préoccupation de nous former à un genre de musique que nous n'avions pas encore abordée dans notre courte vie. Cette réflexion m'était venu car les interprètes choisis couvrait une bonne partie de l'histoire du jazz. J'en suis intimement convaincu car il m'est resté les noms de grands musiciens dont j'ai pu apprécier le talent durant les décennies qui mènent même jusqu'au temps présent. Je ne les nommerai pas car ils étaient nombreux et très différents les uns des autres. Ils forment en quelque sorte l'armature de la musique de jazz depuis son origine jusqu'aux années 50. Il y avait aussi des interprètes moins connus dont un nom par exemple me soit resté : Omer Siméon qui était clarinettiste dont je n'ai jamais par la suite, trouvé d'enregistrement ni le nom associé à d'autres sur des galettes... . Je me souviendrais toujours de ces bénévoles dont la bonne attention permit un éveil de notre sensibilité au domaine nouveau que la musique de jazz pouvait constituer en France. Leurs visages et le timbre de leurs voix se sont évidemment effacés de ma mémoire, mais qu'ils en soient remerciés cependant à presque 50 ans de distance ! C'est là que je me suis formé véritablement au jazz qui est devenu aussi important pour moi par la suite. Il serait juste aussi de dire que ceux qui avaient eu la bonne idée d'apporter des disques le faisait aussi pour leur plaisir personnel. Il ne faut pas idéaliser exclusivement en la matière ! Nous étions dans les années 53,54,55 et 56. Pour revenir à Sidney Bechet, un 45 tours bien particulier a une place à part dans ma mémoire. Il s'agissait d'un disque qui comportait 2 titres qui étaient des standards : l'un, Saint Louis Blues, l'autre, Royal garden blues, pochette de couleur jaune ou bleu. Je ne peux être formel. Cet enregistrement passa un nombre incalculable de fois sans que nous puissions nous en lasser et le rythme endiablé de certains passages nous emballait considérablement au plus haut point. Il était à noter que le préposé au passage des disques sur l'électrophone ne rechignait pas à nous repasser les morceaux autant de fois que nous le voulions. Quelle aubaine pour nous et quel abus nous en faisions ! Je ne m'explique toujours pas aujourd'hui comment sa patience n'était pas entamée par les longues séries des répétitions sollicitées qui transformaient les titres en '' scies '' qui pouvaient en importuner certains. Nous qui étions pour la plupart, collés, c'était une réelle aubaine ces intermèdes musicaux et que les après-midi de ce fait nous paraissaient courtes ! Comment étions-nous autorisés à écouter la musique ? Cela, je dois le préciser, reste un mystère ! Je n'ai gardé strictement aucun souvenir ni même un nom des pensionnaires avec lesquels je fis une traversée à mon goût bien pénible de 7 ans. C'est si loin et puis comment aurais-je pu conserver la souvenance de jeunes dont la route, en fin d'étude, s'est perdue, je ne sais où... . J'ai bien quelques fois des images qui m'arrivent mais elles ne sont pas suffisamment nettes pour que je puisse revoir correctement les protagonistes de ce que fut une part non négligeable de ma vie. C'était Une partie déterminante, j'en suis sûr, alors que je me sens maintenant, un peu dans la phase descendante de mon existence que l'âge conditionne sensiblement et disons le, l'esprit, en raison du long chemin parcouru. Même si dans l'absolu, l'on ne le pense pas, l'on doit bien admettre l'addition des années, sans état d'âme aussi... . Moi qui subissais l'internat comme une continuelle punition, j'étais totalement transformé par ces plages de bonheur que constituaient ces écoutes qui allaient totalement à contre-courant du triste quotidien du collège avec ses sempiternelles servitudes dont je ne parvenais jamais à comprendre le sens et la réelle utilité. Je sais que je subissais la pension comme une galère sans fin et lorsque j'en avais terminé aussi mauvais élève qu'au début, ce fut une libération que les problèmes que j'eus à régler après m'apparurent bien légers et c'est une certitude, utiles dans les faits pour la poursuite matérielle et morale de ma vie. Que j'étais avide d'arriver au jeudi et au dimanche ! Il me fallait quelque part, un exutoire à la révolte qui couvait sourdement en moi t'en l'ordinaire immuable de la pension me pesait. Comme par ma mauvaise conduite, j'étais très souvent consigné, la sanction, en particulier, pour la journée du dimanche, ne me contrariait pas outre mesure car je savais que je pourrais jouir de mon petit concert de découvertes dans cette salle d'étude que je pouvais prendre pour un auditorium bien que ne sachant pas à l'époque, ce que cela pouvait être. C'était vraiment mon ballon d'oxygène de la semaine car j'ai vaguement le souvenir que mes sorties pour rejoindre mes parents étaient tellement rares que j'avais comme un abonnement permanent à la salle d'étude '' musicale ''. Vis-à-vis de l'extérieur, je gardais secret ce plaisir comme si je voulais me le garder sans la crainte que l'on me le retire. 7 ans de pension pour ne me souvenir que de ces moments où ma sensibilité s'exerça à une musique qui ne me lâcha plus durant toute ma vie, c'est très important. L'on constate là et c'est un lieu commun, que l'enfance et l'adolescence déterminent véritablement la suite de l'existence jusqu'à probablement la fin. Par cette succession d'événements fortuits, qui le plus souvent constituent une grande partie de la trame un peu effrangée et élimée comme il se peut de la vie... . Il y eut tous les succès français de Bechet qu'ils nous fument donnés d'écouter alors qu'il était devenu célèbre dans son pays d'adoption tout en restant peu connu dans son pays d'origine et dans le reste du monde. Il creva littéralement l'écran de la gloire des années 50 avant de s'éteindre durant la décennie qui lui valut une telle renommée en France. Pourquoi ai-je été aussi impressionné par ce musicien qui ne put jamais atteindre la notoriété mondiale de ses pairs et du public ? Très difficile à expliquer. Le pourquoi de sa réelle consécration française et de l'engouement si important que j'avais pour lui ? Je crois qu'il y a 3 raisons essentielles à ca. La pratique d'un instrument, le saxophone soprano, difficile dans son utilisation qu'il dominait sans contestation. Un souffle d'une puissance inouïe, une pureté harmonique sans faille, un phrasé limpide, une force irrésistible qui se dégageait lorsqu'il jouait en orchestre ou son surgissait puissamment toujours avec élégance et un à propos musical parfait dans les improvisations en particulier. L'âme sublime du blues, toujours présente dans l'exercice de sa passion pour la musique qu'il avait si bien chevillé au corps et à l'esprit. Certains morceaux interprétés donne la chair de poule tant le chant de l'instrument est déchirants, très pur et une idée peut-être fausse du drame qui accompagnait l'artiste. Ce drame devait être probablement son amour fou de la musique qu'il plaçait très certainement au plus haut dans son existence. Toujours ces élans pathétiques lancés avec un égal bonheur dans des morceaux relativement lents et qui ont le don de m'émouvoir au-delà du possible... Aucun autre musicien aussi talentueux qu'il puisse être, ne m'a bouleversé autant que Bechet. Je sais qu'il m'est impossible de transcrire par des mots, la véritable passion que j'ai eue de cet interprète qui était aussi un compositeur de valeur. Son physique qui le laissait se révéler plus vieux que l'âge qu'il voulait bien se donner, était rassurant par une taille relativement petite et une rondeur affirmée. Un sourire, communicatif avec une voix savoureuse de créole de la Louisiane, le rendait sympathique à un public français tout acquis à sa cause. Les gens de ma génération ont été marqués par cet homme dont l'aura exceptionnelle a dominé à l'époque la musique de jazz en France. Ce constat tient un peu de la magie car il est très difficile de comprendre et d'expliquer complètement le succès faramineux que Sidney Bechet a eu en France... Je crois savoir que c'est la conjugaison de nombreux facteurs favorables s'imbriquant les uns dans les autres qui sont la cause d'un tel succès. Duke Ellington a rendu un hommage appuyé à ce musicien qu'il considérait comme le plus grand soliste qui lui ait été donné de rencontrer. Venant de la part d'un monstre du jazz, cela n'est pas rien et donne une idée de l'importance de Sidney Bechet. Même ses compositions des dernières années de sa vie aussi commerciales qu'elles aient pu sembler, restent des pièces d'anthologie. A ma connaissance, jamais un musicien n'a laissé un tel souvenir dans la mémoire des gens qui ont vécu durant le temps où Sidney Bechet a séjourné en France. Mais ce qui m'apparaît le plus important, c'est mon premier contact avec un musicien qui me parlait directement par le moyen de sa musique enregistrée et le début par cet éveil, d'une passion, modeste peut-être, pour le jazz. Il se fond dans cette période capitale qui correspond au début de l'adolescence. Il apparaît toujours en toile de fond, lorsque je retourne pour une raison ou pour une autre, dans ces années que je considère comme étant celles qui m'ont formé à la vie que j'ai dû traverser au pas de course après. C'est la seule personnalité décédée depuis des lustres qui est aussi vivante encore en moi après tant de décennies consommées. Ce n'est pas une vue de l'esprit pour faire plus joli dans le tableau, mais quelqu'un dont la permanence en moi est indéfectible et qui aurait acquis une dimension sacrée. Comme vous pouvez le constater aisément, cela n'est pas simplement enjolivé seulement un être que l'on aime particulièrement mais composer carrément avec lui aussi bien au présent que durant toute la période où il était vivant aussi bien que celle où il n'était plus là... Il ne s'agit pas seulement d'une vague ombre même portée de quelqu'un qui après une vie pleine, serait mort en laissant des traces durables, mais d'un homme d'une sensibilité hors du commun qui, par sa musique poignante, reste à mes côtés en mille circonstances, probablement jusqu'à ma disparition. Je le sens planer sur mon être, tel un ami profond qui serait en quelque sorte, en dehors du temps parce qu'il a atteint les rives n'autorisant aucun retour mais qui m'accompagnerait cependant doucement vers mon final anonyme des plus ordinaires de chacun.. Une particularité, non des moindres de l'artiste, est qu'il fut un éternel vagabond puisqu'il passa une grande partie de sa vie à voyager pour se produire avec sa musique.
Comment un musicien de jazz animé de l'intérêt de courir le monde ne serait pas celui que l'on a pu apprécier peut-être dans son meilleur durant la dernière partie de sa vie en France ? Je pense avoir suffisamment dit mon admiration sans bornes de Sidney Bechet et ce que je ne dirai plus, reste à jamais tout au fond de mon cœur à la place qui m'apparaît la plus étincelante celle des êtres que l'on aime par-dessus tout parce qu'ils justifient en quelque sorte les beautés étranges et surprenantes de la vie qui si elles n'intervenaient pas de temps en temps, nous rendraient l'existence bien monotone au point que l'on soit dans l'obligation de nous demander à un moment donné, si elle vaudrait la peine véritablement d'être vécue.
Ce texte peut-être, gauche dans son expression, n'a pour but que de mettre en avant un être d'exception qui ne disparaîtra qu'avec la mémoire de type comme moi mais quel bonheur pour lui d'avoir animé aussi vigoureusement d'autres mémoires en parallèle sans doute, que je ne connaîtrai jamais !
François Forest
Saint-Louis du Sénégal
Juillet 2001